Pélagie Véga tire d'un coup sec et la fenêtre s'ouvre en grand, laissant entrer l'air glacé de Thiiel dans la pièce. Elle admire la vaste baie composée de plusieurs fenêtres hautes qui fait entrer la lumière à flot dans l'atelier. Son atelier. Elle soupire et se retourne pour l'admirer. Au centre il y a son chevalet qui trône, prêt à recevoir sa première toile. Un vieux poêle en fonte crachotant chauffe la pièce, devant lequel a été placé un tapis pour s'y pelotonner. Les murs sont encore blancs, il n'y a que sa palette qui est accrochée pour le moment. Bientôt ils seront recouverts d'esquisses, de modèles et de reproductions. Elle a hâte, mais elle sait profiter de l'instant présent. Elle a conscience de tout ce qu'elle a traversée pour enfin obtenir son premier atelier.

Rien n'a jamais prédestiné Pélagie à la peinture. C'était une enfant douce et curieuse, protégée par deux parents aimants. Mais à douze ans elle tomba malade et ne devint plus que l'ombre d'elle-même. Si la maladie fut rapide, la convalescence fut longue et compliquée. Pour faire reprendre des forces à une enfant affaiblie, les médecins conseillèrent un établissement de repos au bord de la mer, connu pour son air vivifiant. Pélagie y traversa une période d'ennui profond et, pour occuper ses journées, ses parents lui apportèrent des livres et de la peinture. C'est la peinture qu'elle choisit et, même si elle devint une grande lectrice érudite, elle décida de se consacrer entièrement à l'art.

Dès qu'elle eut recouvré la santé, après de longs mois passés à dessiner et peindre au bord de la mer, elle exigea des cours de peinture à ses parents. Bien qu'il y eut peu d'ateliers en province, elle les trouva, demanda partout à être prise comme apprentie et travailla avec acharnement. Au fur et à mesure des années, elle se forma à différentes techniques, participa à des concours et remporta des prix, reçu quelques commandes de la part de notables et de riches marchands. Jusqu'à l'obtention de cette bourse qui lui permettait enfin de monter à la capitale pour accomplir son rêve : devenir la portraitiste attitrée de la cour de Thiiel.

Car Pélagie a développé une passion pour le portrait. Même si elle n'est pas très douée pour créer des relations avec les gens, elle est très talentueuse pour les observer et les représenter avec justesse. Il lui arrive encore de peindre des scènes du quotidien ou des paysages pour répondre à des commandes mais son rêve est de représenter les plus grands du royaume, ces personnages prestigieux qui la fascine tant, les conseillers et les princes, les reines et les empereurs.

Pélagie regarde le paysage de la ville enneigé depuis sa fenêtre et réfléchit à ce qu'elle a déjà accompli et à ce qui lui reste à faire. Car elle a un autre rêve, secret celui-ci. Elle veut faire le portrait des Esprits. Pas seulement de l'apparence qu'ils se donnent pour entrer en contact avec les hommes. Non, elle veut les représenter dans leur véritable nature, intangible et indicible. Comment y parvenir ? Elle ne le sais pas encore mais sa peinture en sera transformée.