Lors des longs voyages à travers le pays, Asthan Riael, comme tout souverain, se faisait accompagner par une flopée de soldats et autres gardes du corps. Surtout en ces temps troublés, surtout à la frontière du Pays des Eaux, assurer la sécurité de leur souverain était la mission principale des guerriers d'Arbor. Ils avaient déjà perdus le roi et la reine, perdre leur fils fraîchement couronné n'était pas envisageable. Alors même si Asthan souhaitait se couvrir d'anonymat, il n'échappait pas à la garde rapprochée.

Deux soldats suivaient d'ailleurs le roi dans tous ses déplacements, de la porte de sa chambre à celle de ses toilettes, qu'il aille aussi bien déjeuner ou se balader à cheval. Lothar et Fingal. Un petit rouquin souriant et un grand blond rabat-joie. Ils étaient plus jeunes que leur souverain, mais étaient prêts à mourir pour lui. Ce qu'Asthan ne supportait pas. Il ne voulait pas que des hommes -ou des femmes- meurent en son nom. Il jugeait qu'il y avait bien plus important que lui. Un roi, ça se remplace, après tout.

Vêtu comme un homme des plus ordinaires, Asthan Riael avançait dans les rues d'un petit village, à la recherche d'une boutique bien précise. Quelques mètres derrière lui suivait la paire de soldats. Le bon roi en avait eu assez des "C'est dangereux, Votre Altesse !" et des "Ne vous éloignez pas trop, Majesté !", si bien qu'il avait pressé le pas et ordonné qu'on le laisse marcher seul. Dans la rue, on ne le reconnaissait pas forcément, mais la présence des deux pots-de-colle derrière lui trahissait malgré tous ses efforts son importance. Il s'arrêta un bref instant pour demander sa route. Une bonne femme bien sympathique lui indiqua le chemin et Asthan arriva enfin à destination.

Les deux soldats se postèrent alors au milieu de la rue, laissant leur souverain s'éloigner, un peu à la manière de parents anxieux surveillant leurs gamins en train de jouer à quelques mètres d'eux. Lui donnant l'illusion d'être libre alors qu'il était constamment suivit du regard. Asthan jeta un bref coup d'oeil vers les deux hommes, trouvant la scène encore plus suspecte que ce qu'il avait imaginé.

Pourtant, il passa la porte et s'arrêta un bref instant dans la boutique. La réputation de cet endroit était parvenu jusqu'à la capitale, jusqu'aux oreilles du roi et il s'agissait du véritable objectif de sa petite visite dans les terres méridionales du Royaume. Une voix résonna de nulle part et l'interpella. Asthan jeta de brefs coups d'oeil à droite à gauche, jusqu'à que ce qui lui semblait être un employé de la boutique ne surgisse enfin.

« Milles pardon Monsieur ! J'ai cru que tu étais une employée mais je vois que non ! Tu as besoin de quelque chose ou je vous laisse regarder ? »

Les quelques soucis de vouvoiement du jeune homme n'échappèrent pas au souverain, mais il n'en tint pas rigueur. Au contraire, il préférait les gens vrais et non ceux le couvrant de flatteries. Il étouffa même un rire, rassurant le vendeur et lui assurant qu'il n'y avait pas de problème. Puis, il dut expliquer la raison de sa venue. Et quelle raison !

« A vrai dire, j'aurais besoin de votre aide. Je n'ai aucunes connaissances en herboristerie et je cherche quelque chose d'assez précis... »

Asthan laissa un instant sa phrase en suspens, comme s'il essayait d'installer un quelconque suspense, alors qu'il ne faisait que chercher les bons mots. Mal à l'aise, il triturait d'ailleurs le cuir de sa ceinture entre ses doigts.

« Voilà mon problème : mon petit garçon fait très mal ses nuits. C'est encore un nourrisson, vous me direz, c'est normal à son âge, mais ne dort pas du tout, hormis lorsqu'il tombe de fatigue et semble hanté par de vilains cauchemars... Et s'il empêche ma femme de dormir, je me fais avant tout du soucis pour lui et sa santé... »

Ponctuant sa phrase d'une moue embêté, il posa son regard bleuté sur le jeune homme, l'air de dire "vous êtes mon seul espoir".

Ouais en gros son gosse est un chieur et il sait pas comment l'empêcher de braire autrement qu'en l'étouffant. C'est à peu près ça, oui. Mais le bon roi d'Arbor ne pouvait énoncer les choses de cette manière. Le vendeur le questionna ensuite. Une petite remarque indiscrète, mais qui était pourtant essentielle pour accéder à la demande de son client. Voilà pourquoi le souverain ne s'offusqua pas.

« Cinq mois, répondit Asthan avant de se sentir obligé de préciser. Vingt-et-une semaines et trois jours, à vrai dire. »

Aussitôt il regretta, en suivant il se mordit la lèvre. Pauvre idiot, il se maudissait intérieurement. A quoi bon donner des détails aussi futiles ? Il n'y avait que lui pour compter exactement le nombre de jour de son fils et oser le clamer haut et fort ! Un vrai papa gâteau. Ou un trop grand perfectionniste. Il tenta un sourire, dissimulant tant bien que mal son malaise naissant. Une chance, l'herboriste se détourna et il put le suivre dans la boutique.

Asthan s'arrêta quelques pas plus tard au niveau du jeune homme, le détaillant un bref instant de son regard azur, avant de reporter son attention sur l'étagère aux herbes sèches. Il glissa ses mains dans son dos, se tenait bien droit. Bien trop solennel, en fait. C'est qu'après quarante ans passés à faire des courbettes à des inconnus qui vous jugent sans cesse, difficile de se détendre. Même quand il faut se la jouer incognito.

Avec la plus grande attention, Asthan écoutait les dires de l'herboriste tout en inspectant sa marchandise. Parfois, il hochait la tête pour acquiescer ou pour simplement signifier qu'il avait bien comprit. Il laissa même échapper un "hm hm" songeur, alors qu'il étudiait chacune des propositions du jeune homme. Il regrettait que les choses ne soient pas aussi simples qu'il l'avait imaginé. Poser une question, avoir une réponse. Point. Pas plusieurs options que lui-même devaient décortiquer dans tous les sens pour en trouver la meilleure, la plus adaptée et celle qui conviendrait à tout le monde. Un peu plus, et il aurait l'impression de se trouver au Conseil.

Mais au final, le jeune homme lui conseillait simplement de passer du temps avec son fils. Et cela sonnait comme la meilleure des solutions, en effet. Asthan adorerait pouvoir passer ses journées avec le petit Alwyn, comme il avait pu le faire avec ses deux filles. Mais voilà, les temps étaient durs, les parlementaires stressés par la géopolitique mondiale, le bon roi croulait sous les réclamations... Cela n'en finissait jamais.  

« Mon épouse s'occupe de lui, elle n'a pas le cœur à le laisser aux servantes. Moi, j'ai mon travail : les réunions, les visites de courtoisies, les préparatifs de mon voyages d'affaires... »

Un soupir lui échappa et il glissa ses doigts dans ses cheveux, les repoussant en arrière d'un geste presque désinvolte. Asthan se cherchait des excuses, encore. C'est là que lui revint en mémoire les paroles d'une femme, rencontrée quelques semaines plus tôt à la Maison des Enfants. Il n'avait même pas demandé son nom, mais ses mots l'avait marqué. Vous avez une présence rassurante. Elle avait tout comprit. Au bout du compte, il acquiesça.

« Mais vous avez raison, oui. Je devrais songer à passer plus de temps avec lui. »

Il ponctua sa dernière phrase d'un léger sourire, dans une nouvelle tentative de détendre sa petite personne et de passer pour moins strict qu'il en avait l'air.

Nouveau rire embarrassé, accompagné d'un sourire tout aussi peu à l'aise et coincé. L'image qu'Asthan donnait de lui ne devait vraiment rien avoir de royal et de distingué... Tant mieux. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de se sentir inquiet. Il redoutait d'être démasquer, mais plus angoissant encore était ce que l'herboriste pouvait bien penser de lui. Le jugement des autres... Ô torture inutile qu'Asthan s'imposait beaucoup trop souvent !

Alors que le vendeur s'éloignait, le bon roi en profita pour jeter un bref coup d'oeil par dessus son épaule et plus particulièrement vers le duo de soldats qui poireautait dans la rue. Ils s'étaient rapprochés, histoire d'avoir leur souverain dans leur champ de vision. Asthan réprima un soupir, juste à temps. Le jeune homme revenait vers lui, les bras chargés.

Intrigué, Asthan le rejoignit près du plan de travail et glissa ses mains dans son dos. Tout comme cet inspecteur qu'il n'était pas, il restait près de l'herboriste et regardait par dessus son épaule les différents produits qu'il lui proposait. Avec la même attention, il écoutait son blabla. Et qu'est-ce qu'il parlait ! Difficile de tout suivre correctement, tout en essayant de comprendre. Une chance, Asthan avait une bonne mémoire auditive et l'habitude d'écouter.

Un instant, le regard du souverain incognito quitta la table pour suivre l'aller-retour du jeune homme... Et il découvrit avec surprise qu'il lui proposait des produits pour lui. En soit, cela n'avait rien d'étonnant. C'était un commerçant, il faisait son petit speech et essayait de soudoyer les clients. Il n'y avait rien de mal à ça, c'était son travail. Asthan comprit rapidement le petit manège de l'herboriste maaaais... C'était un bon vendeur et lui un pigeon naïf et influençable. Très vite, il en vint à la conclusion qu'en effet, ça pouvait lui être utile.

« C'est parfait : je prends tout ! Ou presque ! , annonça alors Asthan sans songer une seule seconde au prix que tout cela allait lui coûter. La poudre de pétales d'Amadone, la pommade à l'huile de pensée verte, l'huile de tournedrue et l'infusion de cèdrier. »

Comptant sur ses doigts pour être sûr de ne rien avoir oublier, il énuméra toutes les herbes et autres pommades qui lui semblaient utiles. Au fur et à mesure, d'autres idées -d'autres besoins- fleurirent dans son esprit. Peut-être devrait-il prendre quelque chose pour sa femme ? En souvenir ? Ou bien pour son cher Amil ! Un petit cadeau pour sa nièce serait aussi également une bonne idée, non ? Et il ne fallait pas oublier ses files ! Le trop généreux souverain se noyait dans ses hésitations, quand il souleva un point important. Il allait mourir de froid, à Thiiel.

« Oh ! Vu que vous le proposez si gentiment, je compte me rendre prochainement au Royaume d'Australis... Auriez-vous quelque chose contre le froid ? Me connaissant, je vais attraper mal avec le changement de température. »

La dernière remarque du jeune homme lui arracha un sourire et il ajouta en restant volontairement vague à ce sujet :

« Et je ne suis pas plus important qu'un autre, vous savez. Chacun l'est à sa manière, chacun est important aux yeux de quelqu'un d'autre. Et c'est cela qui fonde l'unité de notre Royaume. »

Cela pouvait sonner niais, naïf, voire même faux ou surjoué... Et pourtant, Asthan le pensait de tout son coeur. Et ça devait se lire dans ses yeux.