L'eau s'écrase dans la rivière avec force, soulevant un nuage de brume et de vapeur. Nichée au cœur d'une forêt luxuriante, la cascade fait un boucan indescriptible. Un instant, Asthan reste subjugué par la puissance de la nature, alors que lui se trouve être si petit, si faible. Derrière lui se sont rassemblés les Grands du Royaume, les membres du Parlement et leur famille. Tous sont venus pour la cérémonie, comme le veut l'ancestrale tradition.

Bon sang, qu'est-ce que je fais là ?  La question d'Asthan est légitime, il n'est pas prêt pour tout ça, il ne l'a jamais été. Il avait toujours vu son père comme un homme fort, inébranlable. Un souverain strict et juste, un excellent diplomate, un grand chef de guerre, qui guiderait le Royaume encore et encore. Éternellement. Asthan s'était conforté dans l'idée qu'il ne serait jamais roi, parce que son père vivrait bien longtemps et que lui-même crèverait sans jamais toucher au trône. Et ça lui convenait. Asthan ne voulait pas de responsabilités, Asthan n'était qu'un doux rêveur. Tout petit déjà, il se posait à la fenêtre, écoutant sa soeur jouer du piano et regardait les nuages passer dans le ciel. Il s'était même surpris à souhaiter qu’Amalya soit un garçon. Pour que ce soit elle, l'héritière. Pourtant, elle dut partir, elle dut épouser le roi d'un autre pays, par delà les mers. Puis le temps est passé, mais ses envies n'ont pas changées. Il veut vivre sa petite vie tranquille avec sa femme et ses enfants. Il ne veut pas être roi, alors pourquoi est-il là, aujourd'hui ? Parce que ses parents sont morts dans un "accident douteux". Avec la tentative d'assassinat de sa nièce, même le naïf Asthan n'y croit pas.

Dans tous les cas, le roi est mort, vive le roi.

Vêtu d'une simple tunique de lin blanc, presque transparent, le prince se sent exposé, complètement mis à nu. Le vent se lève entre les branches, fait crisser les feuilles et gonfle le maigre vêtement d'Asthan. Il croise pudiquement ses mains devant lui, comme si l'on pouvait voir à travers les mailles du tissu. Il n'ose regarder personne et baisse les yeux vers le sol. Il sent les regards des autres sur lui, sans pouvoir deviner ce qu'ils pensent. Et c’est terriblement angoissant. Un regard pourtant se fait plus fort. Il lève les yeux et croise celui de son épouse, la belle Eirian. A côté d'elle, se tiennent leurs deux filles, Aelana et Neriah. Deux jeunes femmes, à présent, de quatorze et dix-sept ans. L'aînée sourit gaiement, la cadette semble avoir les larmes aux yeux. Et, portant dans ses bras leur tout petit garçon, Eirian est resplendissante. Elle offre à son époux ce sourire si particulier dont elle est la seule gardienne et qui a le don de lui faire gravir des montagnes. Il lui sourit en retour, gonflé de courage, et s'avance sur la rive.

En cet instant, il pense à son père. Aurait-il été fier de lui ? Il l'espère. On l'avait élevé comme un futur roi, bien sûr, mais Asthan n'avait jamais été bien habile. Il avait longtemps eu peur des chevaux, tenir un arc ou une épée relevait de l'impossible et il ne comprenait rien aux affaires du Royaume, à la politique ou à l’économie. De nombreuses fois, son père avait failli abandonné son éducation... Et c'est sa mère qui prenait le relais. Une femme douce, compréhensive. Une femme qui prenait le temps de lui expliquer les choses sous un autre angle. Il aurait voulu qu'elle soit là. Que son père soit là. Que sa soeur soit là. Mais la pauvre femme avait sombré dans la dépression, chose que la disparition de leurs parents n'avait pas arrangé, et elle se trouvait bien trop loin de lui.

Autour de lui, les gens ne manque pas, mais il se sent terriblement seul.

Ses pieds nus percent la surface de l'eau et s'y enfoncent. Elle est froide, un frisson parcourt l'échine du prince. Un pas après l'autre, Asthan s'avance vers la cascade, vers l'homme qui l'attend debout dans de beaux vêtements de cérémonie. C'est le cœur serré qu'Asthan redoute les paroles rituelles.


Par trois fois, l’Omniscient plonge ses doigts dans l'eau glacée de la rivière et la laisse couler entre ses doigts, au sommet du crâne du jeune homme. Chacun de ses gestes invite un à un les Esprits à se joindre à la cérémonie. L'eau perle sur le front d'Asthan, glisse sur son nez, se perd dans ses cheveux et sa barbe, dégouline sur son torse. L'air est humide, la chaleur étouffante, mais pourtant il a froid. Il a peur. L'angoisse lui tord le ventre, coince les mots dans sa gorge. Pourtant, c'est à son tour. La voix tremblante, hésitant, il récite les quelques phrases sacrées qu'il a appris par coeur.


Il sent dans son dos le regard de son conseiller, de son protégé, de son ami. Amil sait pertinemment que le Prince n’a jamais souhaité la couronne. C’est qu’ils se connaissent depuis longtemps à présent, Asthan n’a plus trop de secrets pour le Serpent Noir. Cela remontait à la lointaine époque où le Prince parcourait le pays sur ordre de son père. Il visitait le Royaume, explorait leurs terres, se rapprochait de ses habitants, découvrait leurs coutumes. Il conversait avec eux, écoutait leurs plaintes, réglait leurs conflits au nom du roi… Il avait été trop naïf à l’époque, il n’avait pas comprit que son père préparait sa future image de souverain, qu’il apprenait au peuple à connaître son fils et surtout, à l’apprécier. C’est donc âgé d’une trentaine d’années qu’il rencontra Amil Duran, aux prises avec la garde royale. Faisant fi des rumeurs et du jugement des autres, Asthan lui donna une seconde chance et l’invita à le suivre. Jamais il n’aurait cru qu’ils se retrouveraient tous les deux à son couronnement.

Asthan ferme les yeux, il lui semble soudain que le fracas de la cascade se fait plus fort. A moins que ce ne soit son cœur, battant à tout rompre dans sa poitrine. La voix de l'homme reprend. La foule derrière eux lui répond en écho.


Le Prince baisse un peu plus la tête, joignant symboliquement ses mains sous son menton et soufflant ses derniers mots dans un murmure presque inaudible.


L'assemblée retient son souffle, Asthan lui-même n'ose plus respirer. Dans un silence des plus religieux, l'Omniscient s'empare de la couronne d'argent, luisant au soleil et vient la déposer sur la tête du prince. Son assistant, un Apprenti, passe alors sur les épaules du souverain un manteau bleu cobalt, au col de fourrure et brodé d'argent, contrastant avec le vert de la forêt. Asthan pivote vers la rive. Le vieux Médiateur s'avance alors d'un pas, pour le présenter.


Se mouvant comme un seul homme, famille, amis et conseillers posent un genou à terre, s'inclinant devant lui. Asthan sent soudain son coeur se gonfler d'une immense fierté. Et il se surprend à sourire.

Ils allaient à présent festoyer, trois jours et trois nuits. Il y aurait d'autres rituels, d'autres fêtes, d'autres banquets. Puis la petite routine du Pays reprendrait ses droits. Mais pour Asthan Riael, plus rien ne serait jamais pareil.

Le Royaume d'Arbor a un nouveau souverain.