Arizael a mis longtemps avant de se rendre compte de son pouvoir. Ça lui paraissait naturel de toujours avoir sous la main le bon outil pour fabriquer une pancarte, de ne jamais voir ses fils emmêlés ou noués à la Coopérative des artisans de la laine. Peut-être qu'il a juste une prédisposition pour les travaux manuels ? Mais il ne fait jamais tomber les objets qu'il tient, il les rattrape toujours au vol. Peut-être qu'il est simplement très adroit ? Et les balles qui atteignent toujours leur but quand il joue avec des amis... Peut-être qu'il a juste beaucoup de chance en sport ?

Pendant un moment, Arizael égrenait les suppositions quant à son don avec les objets sans vraiment y attacher de l'importance. Il aurait aimé prendre conscience de son pouvoir en sauvant héroïquement des enfants de l'effondrement d'un échafaudage, devant une foule l'acclamant. Ça aurait été pittoresque et utile, un peu comme dans un conte. Il y avait eu une foule, cela dit. Constituée des membres de l'association des tisserands et teinturiers, réunis pour chercher les moyens de financer le renouvellement des cuves d'indigo. Une fois de plus, Ari se tenait sur l'estrade, sorte de porte-parole désigné d'office. Il cherchait dans ses notes le programme de la séance et désigna d'un vague geste de la main la pile de tracts, pour qu'on les distribue. Puisque personne ne réagissait, il leva le nez et vit en face de lui une assemblée abasourdie fixant... ah, la pile de tracts. Dans les airs. C'est vrai que c'est plus rapide que de les donner à la main. Aussi ébahi que les autres, Ari fut assailli de questions : "Depuis quand tu es apprenti ? Pourquoi tu ne nous l'a pas dit ? Tu commences quand les missions ? Tu auras encore le temps de travailler avec nous ? Tu vas nous manquer... Attends, faire voler les dépliants, comme pouvoir c'est quel Esprit, c'est... - c'est Vanyar ! Les peintres et sculpteurs veulent lui dédier la prochaine fresque commune, tu vas participer Ari ?" Et le pauvre Ari, qui se posait exactement les mêmes questions (sauf peut-être la dernière), ne put que répondre en bégayant : "C-ce n'est pas à l'ordre du jour !". La séance fut ajournée.

Depuis, Ari évite de faire la démonstration de son pouvoir inutilement. À partir du moment où il a commencé à le maîtriser, il a décidé que c'était quelque chose entre lui et son Esprit, d'un peu trop personnel et intime pour l'étaler au grand jour. Aussi, les gens se doutent peu du niveau qu'a acquis le simple apprenti télékinésiste. Devenir apprenti l'a changé de plusieurs façons. Lui qui est d'habitude d'un naturel révolté et sceptique s'est trouvé très attaché à Vanyar. Il se dévoue de bonne grâce quand il doit remplir ses obligations au Temple, au sein duquel il s'est très vite impliqué, il porte avec humilité la cape couleur fin de nuit, juste avant l'aube, pour les cérémonies officielles, il est toujours volontaire pour aider les apprentis, même s'il manque de pédagogie et s'emporte facilement. Et chaque année, avec ses amis artisans, il brode une nouvelle bannière pour le temple.

Si Ari arrivait à jongler entre ses activités habituelles et ses missions en tant qu'apprenti sans avoir à se plaindre, il jugea la tâche qui devait faire de lui un omniscient bien plus ardue. Faire office de médiateur pour un conflit diplomatique entre l'empire d'Arens et celui des eaux. C'est vrai qu'officiellement il était médiateur mais en pratique il se considérait plus comme un fouteur de merde que comme celui qui calmait le jeu. Alors faire profil bas dans deux pays au contexte tendu, où il n'avait pas le droit de faire la forte tête, pour jouer le rôle du tiers objectif alors qu'il n'avait qu'une envie, celle de prendre parti... C'était plutôt bien choisi, comme mission devant le confronter à ses difficultés. Il avait beaucoup hurlé dans son oreiller et écrit de longs messages rageux à ses amis pour exprimer sa frustration et rester digne face à l'Esprit qu'il avait juré de respecter. Il avait failli faire passé le conflit mineur au stade d'accident diplomatique majeur mais au final tout s'était résolu. Arizael se pensait enfin débarrassé, mais il découvrit que cette mission était spécial à plus d'un juste titre.

Lui, conseiller, pour aider le gouvernement ? Certes, au sein de la République c'était d'abord les ministres qui se trouvaient autour du président, les conseillers n'intervenaient que ponctuellement. Mais quand même, de tous les abrutis possibles, lui, l'agitateur publique, l'oiseau de mauvais augure, l'indigné sans trêve, qui est de toutes les protestations ou presque, il allait aider son pays et les autres à maintenir la vie des habitants de Sirthaal ? C'était tellement paradoxal qu'il riait presque. Mais peu à peu, dans l'esprit d'Arizael, il s'habituait à cette nouvelle fonction. Peut-être qu'il avait sa place parmi les autres omniscients. C'est vrai qu'à force de dénoncer les dysfonctionnements des pays, il avait fini par bien connaître leurs rouages. Il avait atteint un niveau tout à fait respectable avec son pouvoir. Et puis, il pourrait peut-être avoir un impact positif à plus grande échelle, c'est vrai qu'il ne manquait pas d'idées. Il avait déjà tous ses arguments de prêt pour convaincre ses futurs collègues de créer une coopération internationale des artisans du fil, il ne lui restait plus qu'à tous les rencontrer !